dimanche 5 août 2012

Ophelia


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C'était une ouvrière, une apprentie-modiste. Un peintre par hasard visita la boutique, la trouva belle et lui demanda de poser pour lui. Cela se passait à Londres, en 1849. Elle avait vingt ans, était mince et rousse avec un air songeur, de grands yeux lointains, une bouche sensuelle et triste. Ce peintre s'appelait Walter Deverell, il la présenta à plusieurs collègues. Elle devint modèle.

Elle fut l'Ophelia de John Everett Millais. Pour ce tableau elle devait s'immerger à demi dans une baignoire emplie d'eau chaude. Pour éviter que l'eau refroidisse, Millais plaçait sous le tub des lampes et des chandelles. On était en hiver. Un jour, concentré sur son travail, il oublia l'heure qui passait. Une à une les lampes s'éteignirent, l'eau se mit à froidir. Millais ne voyait rien, que ses coups de pinceaux sur l'ébauche. Elle ne dit rien, resta dans l'eau immobile, sans se plaindre, jusqu'à la fin de la séance. Elle y gagna une pneumonie dont elle ne put jamais entièrement se remettre.

Dante Gabriel Rossetti n'avait qu'un an de plus qu'elle, mais déjà on parlait de lui. Il avait fondé avec Millais et William Holman Hunt la Confrérie Préraphaélite, qui prétendait rendre la peinture maniérée d'alors à la pureté du Quattrocento. Jeune, beau, poète, artiste, ardent, idéaliste, il la vit, l'admira, s'en éprit d'une passion jalouse. Il en fit son modèle attitré, lui interdisant de poser pour d'autres. Ils devinrent amants. C'était de part et d'autre un amour passionnel, possessif, fusionnel, exclusif. Elle écrivait des poèmes, il l'encouragea, lui apprit à peindre et à dessiner. Elle s'y lança, heureuse et pleine d'espoir.

 

Il admirait sa beauté, idéalisait sa personne. Il ne la voyait pas telle qu'elle était, mais telle qu'il rêvait ses héroïnes. À ses yeux elle était Béatrix, Vénus, la Vierge Marie, la Demoiselle élue, sainte, fée, reine ou princesse. Elle était Muse et Maîtresse. C'était La Femme, pas une femme. La jeune modiste au cœur de midinette n'avait aucune pertinence, aucune existence. Il l'aimait, mais il la trompait. Il l'encourageait à peindre, mais n'aurait toléré qu'elle l'éclipse. Il renâclait à l'épouser, c'était une ouvrière, il était de famille lettrée, d'une fratrie de poètes et de littérateurs, les siens méprisaient, ne pouvaient supporter cette obscure égérie.

Elle avait l'esprit inquiet, le cœur jaloux, l'âme entière, le corps ardent, la santé fragile. Elle devint dépendante, capricieuse, importune, elle utilisait ses malaises pour le manipuler, le forcer à rester, à revenir près d'elle. Plus elle le retenait et plus il s'éloignait. Puis c'était elle qui s'éloignait, ensuite le rappelait. Leur amour vacillait, la flamme s'étouffait. Elle abusait du laudanum.

La trentaine approchant, l'affolement la saisit : c'était une fille perdue, maîtresse d'un peintre infidèle; malade, anorexique, dépressive, à présent mûrissante. Elle écrivait, elle peignait beaucoup sans trouver le succès. Son mal-être s'accrut, sa santé empira. Rossetti céda, l'épousa la croyant mourante, et sans doute autant par pitié et par mauvaise conscience qu'en souvenir de leur passion.

Quelque mois durant ils connurent le bonheur. Rassurée, apaisée, elle parut plus sereine, retrouva un peu de santé mais toujours esclave du laudanum. Elle tomba enceinte, ils étaient fous de joie, croyaient en l'avenir, au bonheur possible. Elle accoucha d'une fille mort-née et sombra. Quelque mois plus tard, à nouveau enceinte, elle parut se reprendre. Rossetti crut encore que cet enfant pourrait les rendre heureux. Rentrant chez eux un soir, il la trouva mourante. Elle avait trente-deux ans.

Overdose. Suicide ou accident, les deux versions s'affrontent. Le suicide à l'époque était impardonnable, apportant honte, déchéance et rejet. On craignait le suicide, on retint l'accident. Rossetti dévoré de chagrin et de remord déposa comme une offrande dans le cercueil de sa femme, un recueil manuscrit de ses poèmes à lui. Un an plus tard, à partir d'esquisses et de souvenirs, il fit ce dernier portrait d'elle.


Chaque nuit il voyait son fantôme en rêve, il perdit le sommeil, il perdit la santé. Encore serré dans les filets de cet amour vénéneux, il se croyait responsable de sa mort. Mais quoi qu'il eut pu faire, jamais il n'aurait pu la guérir de sa mélancolie chronique, de sa dépendance. Il avait ses démons et elle avait les siens, et nul ange au monde n'aurait pu les combattre, sinon eux-mêmes. Mais aucun d'eux n'en eut la force.

Sept ans après, Rossetti au renom déclinant fit ouvrir la tombe pour récupérer ses poèmes, qu'il publia. Leur érotisme fit scandale. Il eut d'autres amours, d'autres modèles, d'autres maîtresses, mais pas d'autre épouse. Il peignit encore plusieurs tableaux fameux, connut encore quelques succès, mais son âge d'or, l'esprit libre et triomphant, l'éclat flamboyant de sa jeunesse étaient passés à jamais. Passés avec Elizabeth Siddal, dont le léger fantôme restait en lui comme une obsession, un remord permanent, le regret d'un bonheur rêvé qui aurait pu être et ne fut jamais. Il vieillit, grossit, perdit ses cheveux et sa beauté, à son tour sombra dans la dépression, l'alcoolisme et l'addiction.


Elle a laissé quelques poèmes, une bonne centaine d'esquisses, de dessins et de tableaux. Ses poèmes parlent de mort, de chagrin, d'amours éteintes, de regrets, de séparation. Ses peintures sont toutes influencées par la manière de Rossetti. Elle avait un joli talent, l'imagination vive, du goût, le sens des couleurs et de la beauté mais lui manquaient la force et la santé. Son œuvre reste inaccomplie, inachevée, un printemps saisi par le gel, une promesse non tenue.

On a beaucoup de portraits d'elle, éclatante et superbe en héroïne de roman, en reine de légende, en fée, en déesse, en ange, en princesse. Un seul est vraiment poignant, celui qu'elle a fait d'elle-même, le jugement qu'elle portait sur elle. Elle ne s'est pas flattée. Le visage fermé, la bouche amère, le regard éteint, même l'éclat brillant de ses cheveux roux est terni, assombri. C'est le portrait d'une femme qui ne s'aime pas, d'une femme triste, sans espoir, sans lumière. Cette lumière que tous voyaient sur elle, et qu'elle-même n'a jamais pu percevoir.


Ainsi passa Elizabeth Siddal, muse et poétesse, peintre et modèle, ouvrière et princesse, amoureuse et solitaire, mère sans enfant.
L'eau noire et froide engloutit la beauté d'Ophelia, couverte de fleurs sauvages.

1 commentaire:

  1. Une femme qui ne s'aime pas... une femme triste... une toxicomane, et mère désenfantée...
    Une mère désenfantée... Muse et poétesse, amoureuse et solitaire...
    So long, Elizabeth ! Ou Ophelia, amoureuse désespérée...
    J'aime énormément Rossetti, et ses portraits d'Elizabeth, en fée, en princesse, ou en femme, tout simplement.

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